L'enseignement de Thubal Holopherne (Gargantua, XIV)
Texte
Ch. XIV « Comment Gargantua fut éduqué par son sophiste aux lettres latines »
De « Mais je vous dis, rien que par cette discussion… » à « de la vérole qui lui vint. »
Introduction
Amorce : Plutarque, dans L’Éducation des enfants, souligne le pouvoir de l’éducation, l’importance de l’acquis sur l’inné. Il raconte l’anecdote des deux chiens de Lycurgue (dont s’inspire La Fontaine dans sa fable « L’Éducation ») : le législateur lacédémonien montre à son peuple qu’un chien bondit sur un lièvre tandis que l’autre bondit sur un plat. L’anecdote montre que l’éducation l’emporte sur la nature.
Présentation du texte : L’éducation constitue un thème majeur du roman Gargantua, écrit par Rabelais en 1534. Au chapitre XIV, le prince Grandgousier confie son fils Gargantua à un précepteur, car il a remarqué qu’il disposait de talents prometteurs (n’a-t-il pas inventé le torchecul, comme cela est dit au chapitre précédent ?)
Problématique : dans quelle mesure ce texte constitue-t-il une critique des méthodes éducatives (scolastiques) médiévales ?
Annonce du plan : dans un premier temps, nous verrons dans quelle mesure ce texte constitue un extrait de roman de formation puis, dans un second temps, nous étudierons la satire de l’éducation traditionnelle.
Développement
I/ Un roman de formation
1/ Structure du texte
- L’extrait peut être découpé en deux segments : 1/ dans le passage au discours direct, au début du texte, Grandgousier reconnaît les habiletés innées de son fils : c’est un enfant doué de la capacité de raisonner avec nuance (énumération de quatre qualités morales à travers des adjectifs : « aigu, subtil, profond et serein ». Il s’intéresse maintenant à sa formation et pense recruter un précepteur.
- 2/ Rabelais nous livre une description de l’enseignement de Thubal Holopherne. On relève la présence du champ lexical de l’éducation (« éduqué », « docteur », « par cœur », « écritoire » etc.), qui comporte répétition (« par cœur ») et polyptote («écrire » /« écritoire »).
- Le maître est décrit par un groupe nominal a priori mélioratif : « un grand docteur sophiste ». L’adjectif qualificatif « grand » renvoie à la renommée et l’habileté du maître (l’expression « fameux précepteur » fait écho à cette description à la fin du passage). Le titre universitaire de « docteur » renforce son prestige. « Sophiste » désigne enfin les maîtres de rhétorique de l’Antiquité qui apprenaient aux élèves à bien parler. Mais une tradition philosophique et dialectique en a construit une image négative : depuis Platon, on leur reproche en effet de s’attacher à la forme plutôt qu’au fond, et de mettre leurs techniques au service de causes qui ne sont pas nécessairement louables, ou qui trahissent l’idéal de vérité philosophique.
2/ La question de la temporalité
- Rabelais précise la chronologie de l’apprentissage de Gargantua. Si l’ouverture du parcours éducatif n’est pas datée avec précision, celui-ci s’achève avec la mort du maître.
- De nombreux marqueurs temporels précisent la durée de l’acquisition des savoirs des différents points du programme : « cinq ans et trois mois », « treize ans, six mois et deux semaines », « pendant ce temps » etc.
- Le temps utilisé est l’imparfait : l’auteur met en scène les habitudes de l’élève Gargantua (« apprenait », « portait », « prouvait »…)
3/ Les méthodes d’éducation de Thubal Holopherne
- Thubal Holopherne utilise plusieurs méthodes éducatives. Méthode n°1 : l’apprentissage par cœur et à l’envers. Elle est longue (cf. les indicateurs temporels : « cinq ans et trois mois » pour l’alphabet, etc.), sans doute inutile et fastidieuse. L’emploi du verbe « régurgiter », qui renvoie au trouble alimentaire, est péjoratif.
- Méthode éducative n°2 : lecture par le professeur de manuels anciens, mais bien présents dans les programmes d’enseignement au début du XVI e siècle. Il s’agit de la grammaire latine de Donat (IV e siècle), du traité de Théodolet (Ve siècle), et du traité de morale d’Alanus (XII e siècle). Il y a également le Des manières de signifier. La méthode est longue là aussi (indicateur temporel « plus de dix-huit ans et onze mois ») et peu bénéfique (la conclusion est paradoxale et absurde : à l’issue de cette étude, Gargantua peut prouver à sa mère qu’il n’y a pas de « science des manières de signifier »). Ajoutons la lecture de l’almanach : encore longue (indicateur temporel « seize ans et deux mois ») et inutile (quel apport intellectuel ?).
- Méthode éducative n°3 : apprentissage de l’écriture avec une police désuète : la gothique universitaire (police datant du XIII e siècle !).
Phrase de transition : la présentation de cet enseignement, qui tente de participer à la formation intellectuelle du personnage éponyme, constitue le support d’une critique menée par l’auteur, avec humour, envers les maîtres et les méthodes de l’enseignement traditionnel.
II/ La satire de l’éducation traditionnelle
1/ Présence du registre comique
- Rabelais se livre à un jeu onomastique. Le nom du maître, Thubal Holopherne, est saugrenu. Il repose sur une création lexicale humoristique de Rabelais. Thubal signifie « confusion » en hébreu ; or, il est inquiétant pour un professeur de porter pareil prénom, car un professeur doit précisément être clair et organisé. Quant au nom, il renvoie à un général assyrien de Nabuchodonosaur, devenu symbole de l’oppression du peuple juif. Pour cette raison, il a été tué par la prostituée Judith, qui a voulu venger son peuple. Le choix du nom crée un effet d’étrangeté et suscite un sentiment d’inquiétude dans l’esprit du lecteur. Thubal Holopherne serait-il tyrannique avec ses élèves ?
- Ce jeu onomastique concerne aussi le nom des commentateurs du Des manières de signifier : « Jean Le Veau », par exemple, signifie « idiot ». Dans certaines éditions, on trouve encore un commentateur nommé « Connard. »
- La mort du professeur est presque salutaire pour Gargantua : son enseignement se révélait tant stérile qu’il était souhaitable qu’il s’achève. La cause du décès (la vérole, maladie transmise au cours des rapports sexuels) serait-elle encore un clin d’œil comique à l’histoire du général Holopherne, qui est mort tué par une prostituée ? La prostitution était en effet un vecteur de maladies vénériennes…
2/ Figures de style
- Notons la présence d’une énumération comique : le nom des commentateurs du Des manières de signifier.
- Également, on trouve une répétition : l’alphabet est appris par cœur et à l’envers, tout comme le traité Des manières de signifier.
- Enfin, il faut relever les hyperboles : le matériel scolaire est très pesant. Même pour un géant, « sept mille quintaux » constitue une charge conséquente. La comparaison avec les piliers de Saint-Martin-d’Ainay est également hyperbolique et comique.
3/ Derrière la satire, la promotion des idées humanistes
- Si Thubal Holopherne et ses méthodes sont tournées en dérision, Rabelais nous laisse entrevoir une partie de sa conception de l’éducation. Au début du texte, il souligne que l’entendement de Gargantua révèle en lui une certaine divinité. On observe ici une expression de la confiance des humanistes en l’homme, créature dotée de capacités physiques et intellectuelles merveilleuses.
- L’intention de Grandgousier d’éduquer son fils est louable et généreuse. Son objectif est de faire gagner de la sagesse à son fils et, pour ce faire, il ne regardera pas « à la dépense ».
- La rigidité des méthodes scolastiques médiévales est contrebalancée par le progrès technique que représente l’imprimerie. Quand Holopherne enseigne à son élève la gothique universitaire, l’art de l’imprimerie n’est pas encore développé. Mais sa mention est un moyen d’évoquer discrètement une rupture avec l’ère médiévale et l’avènement d’une nouvelle ère, où de nouvelles pratiques seront nécessaires.
Conclusion : dans le chapitre 14 de Gargantua, Rabelais propose une critique des méthodes scolastiques médiévales en utilisant la satire. S’il ne remet pas en cause la matière enseignée (la grammaire, qui fait partie du trivium, un découpage médiéval des arts libéraux), il souligne le caractère inopérant de certaines méthodes, longues, inutiles, fastidieuses, ou encore démodées. Cet apprentissage s’oppose à celui de Ponocrates, figure idéale du maître de l’éducation humaniste, que l’on retrouvera au chapitre XXIII.