Explication linéaire de : La Mort de Manon

L’exercice de l’explication linéaire possède de grandes similitudes avec celui du commentaire de texte. Dans les deux cas, l’étudiant doit réaliser une analyse littéraire du texte étudié. Dans le cas de l’explication linéaire, cette analyse n’est pas organisée dans un plan thématique, mais suit l’ordre chronologique du texte. Ci-dessous, un exemple d’analyse linéaire de la mort de Manon dans Manon Lescaut.

Texte :

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie, et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus, dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes ; je les approchai de mon sein pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d’une voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure.

Je ne pris d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait.

N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait : c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.

Mon âme ne suivit pas la sienne. Le ciel ne me trouva sans doute point assez rigoureusement puni ; il a voulu que j’aie traîné depuis une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.

Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d’y mourir ; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l’enterrer, et d’attendre la mort sur sa fosse. J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement que le jeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantité d’efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs fortes que j’avais apportées ; elles me rendirent autant de force qu’il en fallait pour le triste office que j’allais exécuter. Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais ; c’était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m’en servir à creuser, mais j’en tirai moins de secours que de mes mains. 

Source : Wikisource (https://fr.wikisource.org/wiki/Manon_Lescaut/Texte_entier)

Explication linéaire

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère

Emploi du pronom personnel « nous » : les deux héros éponymes, seuls, fuient la colonie après le duel entre Des Grieux et le neveu du gouverneur. Les amants sont réunis, mais ce bonheur d’être ensemble ne va pas durer longtemps. L’adverbe « tranquillement » s’oppose à la tragédie qui va suivre. Notez le marqueur temporel : « une partie de la nuit » car le choix du moment de la journée a son importance dans cette scène.

maîtresse endormie, et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler

Utilisation de l’imparfait de l’indicatif, qui est un temps du récit, et qui supporte ici des actions qui durent dans le passé. Des Grieux est le narrateur (présence de la première personne du singulier, focalisation interne) et l’adjectif hypocoristique (= affectueux) « chère » qui souligne la vivacité de son amour pour Manon. Il s’agit d’un modalisateur. Par ailleurs, l’auteur montre qu’il fait toujours preuve d’une grande sollicitude envers elle (« je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil »), ce qui le rend touchant.  

son sommeil. Je m’aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait

Utilisation du passé simple (« m’aperçus »), autre temps du récit, pour désigner une action courte. Nouveau marqueur temporel : « dès le point du jour ». Il faudra garder à l’esprit que la scène se déroule à l’aube. On retrouve ici l’évocation d’un sens : le toucher (« en touchant ses mains », « froides » et « tremblantes »). La temporalité (l’aube) et leur situation (ils viennent de passer la nuit dans une plaine désertique) laisse penser que l’état de Manon est normal ; en tout cas, c’est ce que croit Des Grieux. Cela va renforcer l’aspect tragique du texte.

froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein pour les échauffer. Elle sentit ce

Des Grieux continue de prodiguer des soins attentionnés envers sa maîtresse (antithèse entre « froides » et « échauffer »). Le sein revêt, par ailleurs, une dimension symbolique importante (si l’on pense au cœur, il s’agit du siège des sentiments).

mouvement, et faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d’une voix faible,

On retrouve encore l’évocation du toucher (« elle sentit », « saisir »), mais apparaît cette fois-ci l’ouïe (« une voix faible »). Pourquoi le déploiement de ces sensations ? Manon va mourir, comme elle l’annonce à la fin de cette phrase. Le trépas est, de façon générale, une expérience immédiate, brutale, qui aplatit la densité du rapport que l’homme entretient avec son environnement. Lorsque l’homme est confronté à la mort, il ne peut plus penser, raisonner, dialoguer, réfléchir etc., mais ne vit plus l’instant qu’au travers de ses perceptions sensorielles. En ce sens, il s’agit d’une forme d’immédiateté : la sphère intellectuelle se tait et les sens s’ouvrent. L’Abbé Prévost veut nous ramener à cette simplicité du vécu de l’expérience de la mort.

qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ces paroles que pour une

Euphémisme : « se croyait à sa dernière heure ». Le registre tragique s’invite dans le texte : le personnage éponyme se trouve sur le point de mourir.

expression ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations

Des Grieux ne croit pas Manon, dans un premier temps. Ce décalage entre le réel et la perception du réel du narrateur renforce l’horreur de la situation (voir la négation restrictive « ne…que » : « je n’y répondis que… »). On retrouve un terme propre à la tragédie : « l’infortune », appartenant au registre de langue soutenu. De nouveau un modalisateur : « tendre », qui souligne encore l’amour de Des Grieux (voir le substantif « amour » à la fin de la phrase).

que l’amour inspire. Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le

La phrase commence par la conjonction « Mais », qui traduit une opposition. Le décalage évoqué ci-dessus va donc s’effondrer pour laisser place à la terrible réalité. On trouve une énumération, déployée sur un rythme ternaire : « ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes ».

serrement de ses mains dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent

Cette énumération fait encore référence aux sens de l’ouïe (« soupirs », « silence ») et du toucher (« serrement »). On retrouve une description caractéristique d’une personne sur le point de mourir.

connaître que la fin de ses malheurs approchait. N’exigez point de moi que je vous décrive

Nouvel euphémisme : « la fin de ses malheurs approchait ». Le narrateur interrompt ici son récit pour s’adresser à son auditeur, le Marquis de Renoncour : emploi de l’impératif présent (« N’exigez point »).

mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis, je reçus

Cette interruption du récit, et sa tournure négative (« ne…ni ») épargne au lecteur une description précise d’une expérience émotionnelle universelle. Tout le monde se confronte à jour à l’expérience de la mort d’un proche, tout le monde en conserve une mémoire affective. Choisir de ne rien développer, comme le fait l’Abbé Prévost, c’est donner de la force à la scène en la rendant suggestive. Le lecteur remplit le vide descriptif avec ses propres souvenirs émotionnels, s’implique donc davantage dans la situation et s’identifie toujours plus.

d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait, c’est tout ce que j’ai la

La mort est brutale et rapide, comme le traduit la parataxe : « je la perdis, je reçus d’elle… ». On retrouve le vocabulaire de la mort : « expirer ».

force de vous apprendre de ce fatal et déplorable évènement.

Encore un mot appartenant au champ lexical de la tragédie : « fatal ». Le personnage éponyme vient de mourir. Il s’agit du point d’orgue du récit.

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